Non, non, laisse - moi rêver... ( Crêpe )

My heart, my heart, my heart
A distance there is ...

Nuage de Passion avait très mal dormi. Ses nuits étaient à intervalles réguliers perturbées par un cauchemar incompréhensible. A peu près toutes les semaines - si le mot semaine avait un sens pour un félin. Cela mélangeait plusieurs de ses souvenirs, rarement joyeux. Son accident, Phénix, et ... Ah, Phénix. Depuis quand n'avait-elle pas vu la boule de poils rousse ? Elle disait boule de poils rousse, mais c'était bien plus qu'une ridicule boule de poils rousse pour elle ... Lorsqu'elle était assaillie par son souvenir, elle secouait la tête en se répétant qu'il ne fallait plus penser à lui. Mais comment ne plus penser à lui ? Il y avait tant de choses aussi rousses que son pelage ... Les coquelicots, en bordure de forêt, qui lui présentaient sournoisement leur couleur écarlate, l'invitant perfidement à penser à lui. Diable ! Comment pourrait-elle faire pour ne pas penser à l'être aimé lorsque tant de choses sont décidées à lui remémorer son amour ? Elle le savait, pourtant, qu'elle ne pouvait pas. Il était du Clan de la Pluie, et on lui avait bien apprit qu'une fière apprentie du Clan de l'Aube n'avait rien à faire avec un apprenti du Clan de la Pluie. Si elle voulait devenir la grande guerrière qu'elle avait toujours rêve d'être, elle devait faire honneur à son Clan, et ne pas souiller le Code du Guerrier. Malgré son infirmité, elle voulait être reconnue et, sait-on jamais, devenir chef de l'Aube ! Elle rêvait tellement qu'une infirme le devienne ... Que ce soit elle, ou un autre, elle le souhaitait. Qu'on ne les regarde plus avec pitié ou dédain, elle voulait juste qu'on les reconnaisse comme des guerriers ... Des simples guerriers ... Le plus dur n'était pas de s'entraîner ou de vivre avec cette blessure, c'était le regard des autres qui faisait mal.

Cette nuit-là, elle se sentait ... Tellement mal ... Elle sortit, observant avec insistance la lune. Nuage de Passion n'était pas laide, même assez jolie. N'importe quelle forme de lumière mettait en valeur sa fourrure cendrée. Lorsque le temps était couvert, sa fourrure ressemblait plus à un filet de brume qu'au pelage d'un chat. Ses yeux bleu d'eau n'étaient pas de ce fantastique bleu tant convoité par nombre de femelles, il était plus léger, plus doux. C'est comme si on y avait infiltré un peu de lumière du matin, laiteuse mais agréable.

Pourquoi ne pas partir ? Cette question avait effleuré brutalement Nuage de Passion il y avait quelques lunes de cela. Oui, pourquoi ne pas partir ? Parce qu'elle avait des devoirs. Parce qu'elle aimait son Clan. Mais si son Clan l'aimait vraiment, lui imposerait-il ce dilemme ? Elle en doutait. On dit que lorsqu'on aime on ne compte pas. Ce proverbe était peut-être faux ... Elle préférait se dire que oui, que celui avait énoncé une pareille ânerie mériterait d'être livré aux corbeaux affamés. Oui, elle préférait. Mais que pensait-elle réellement de tout cela ? Elle aimait Phénix, c'était là sa seule certitude. Mais l'aimait-elle plus que son Clan ? L'aimait-il plus que son Clan ... ? Le doute la torturait. Peut-être qu'il avait passé le cap et était devenu un bon apprenti. Elle se persuada de cette hypothèse. Elle se mentait, elle le savait, mais elle préférait cela à se torturer l'esprit avec cette amourette sans importance. Ce n'était qu'un amour de chaton, les amours de chatons ne veulent jamais rien dire. C'est mignon de dire qu'on s'aime, mais on ne sait pas encore ce qu'on dit à cet âge, on est naïf et insouciant. Elle avait préféré l'oublier. Et elle l'avait oublié. Ses cauchemars lui montraient son visage roux, mais elle avait tôt fait de l'oublier. Lorsque les coquelicots prenaient la relève, elle gommait son souvenir et la couleur des coquelicots. Elle n'oubliait jamais d'oublier, et c'était le principal.

Cette nuit-là encore, l'apprentie cendrée l'oublia. Et elle replongea dans un sommeil sans rêves. Le contact d'un de ses comparses eut tôt fait de réveiller l'apprentie, plongée dans un sommeil léger. Elle grogna d'une manière agressive, mais si bas que même un chien à l'ouïe sur-développée ne l'aurait pas entendue. Elle n'était pas encore réveillée. Elle était entre le sommeil et le réveil, cette passe difficile dans laquelle on se demande souvent si il vaut mieux dormir ou se réveiller. Agacée par inopportun qui semblait s'affairer autour d'elle, elle se réveilla. Elle ne rêvait pas ! L'apprenti vint même à se coller contre elle et à s'étaler de toute sa longueur ! Elle se dégagea cependant très lentement de son sommeil, épuisée par cette nuit coupée par son cauchemar. Une voix retentit dans son brouillard matinal. Une voix qui la sortit définitivement de sa torpeur. Il murmurait son nom. Doucement, comme on pose une plume sur un rocher exposé à la tempête. Comme on dépose des mots sur le silence. Passion ...

Elle releva brutalement la tête, surprise. Il n'existait plus. Elle l'avait oublié. Mais pourtant il était là, vivant, elle n'avait pas d'hallucinations. De chair et d'os, il était couché contre elle, ce n'était pas un fantôme, elle sentait sa fourrure chaude contre la sienne. Passion ... Ce murmure avait sonné comme toute une mélodie. Elle l'observa, le dévisagea. Passion ne savait pas qu'à son instar, elle avait tant grandit. Il s'était embellit, et était encore plus massif qu'autrefois. Elle semblait plus frêle qu'une souris à ses côtés. Son cœur manqua un battement. C'était lui. Vraiment lui. Où était-elle ? Encore dans son rêve? Non, il y avait tous les apprentis qu'elle connaissait ici. Un instant, le temps parut suspendu. Le temps qu'elle le détaille de nouveau, notant les transformations du probable apprenti du Clan de la Pluie. Sa fourrure n'était plus rousse comme les coquelicots, mais rousse comme un soleil le matin. Un rouge tendre, pelucheux, laiteux. Ses yeux bleu d'eau luisaient d'une continuelle lueur de surprise. Mais ... Si elle ne rêvait plus ... Elle était dans la tanière des apprentis, pas vrai ? Et si il était là ... C'est qu'il y était aussi ... Impossible ! On l'aurait repéré ici. Il n'y avait pas d'autres possibilités. Il s'était introduit dans son Clan. Ne mesurait-il pas le risque ? Il faisait prendre de très gros risques à son Clan. N'en avait-il pas conscience ? Elle voulait oublier, et elle oublia. Elle avait tellement de facilités à faire cela, désormais ...


« Tu sais bien que tu n'as rien à faire ici. »

Pourquoi avait-elle dit ça ? Et sur ce ton si froid ? Elle n'avait pas oublié, contrairement à ce qu'elle croyait. Elle ne pouvait pas oublier une chose pareille. Il risquait peut-être des huées, des multitudes de problèmes. Elle ne pouvait lui laisser prendre ce risque. Et pourtant dans ses yeux toute la joie de l'avoir retrouvé brillait. Penserait-il à regarder ses yeux ? Et elle, à quoi avait-elle pensé en lui parlant ainsi ? Elle aurait aimé lui dire sa joie de le revoir mais ... Elle ne pouvait pas. Son cœur se brisa de ses propres paroles. Il produit un bruit si épouvantable en elle qu'il avait forcément entendu. Elle ne pouvait pas maîtriser ses paroles, mais elle pouvait encore être l'acteur de ses gestes. Elle se colla contre lui, tout en contradiction avec ce qu'elle venait de dire. Elle ne pouvait pas lui dire sa joie.

Elle l'avait oublié.